A partir du début du XIXe siècle, l’Inde faisant partie intégrante de l’empire colonial britannique, l’occident découvre peu à peu richesse et la complexité culturelle du sous-continent. Cela se concrétise notamment par la traduction de textes anciens, par l’écriture d’ouvrages de Yoga à destination de l’occident et par la rencontre avec des maîtres de Yoga vivants, voire le voyage en occident de certains de ces maîtres ou de leurs disciples.
Ceci a amené au fil des années une véritable démocratisation du Yoga hors de son berceau natal et également une certaine résurgence et un nouvel essor à cet ensemble de pratiques alors relativement méconnues.
Le reste du présent article illustre cette rencontre du Yoga et de l’Occident à travers quelques maîtres ou disciples du XIXe et du XXe siècles et leurs impacts en dehors de l’Inde. Ces éléments historiques sont loin d’être exhaustifs et se limitent à des exemples représentatifs de cette période de découverte et de diffusion du Yoga entre Orient et Occident.
Table des matières
Découverte de la richesse de la spiritualité indienne
Les quatre voies traditionnelles du Yoga (Vivekananda)
Swami Vivekananda (1863-1902), disciple du mystique Ramakrishna (1836-1886), a largement contribué à révéler l’hindouisme au monde occidental et ce faisant le Yoga. Il exposa notamment les quatre voies du Yoga :
- Karma Yoga : discipline de l’action,
- Jnana Yoga : la discipline de la connaissance,
- Bhakti Yoga : discipline de la dévotion,
- Raja Yoga : la discipline des rois.
Cette classification, issue des textes classiques, a été exposée par Vivekananda au monde occidental pour illustrer la richesse hindoue. Il n’y intègre cependant pas le Hatha Yoga qu’il relègue à une pratique concentrée sur le corps et la bonne santé physiques.
Le Karma Yoga correspond à la voie de réalisation à travers l’action désintéressée. Il faut entendre par là le non attachement aux résultats de ses actions, un abandon de soi au service de l’absolu. Cet aspect est abordé dans la Baghavad Gita qui conte l’enseignement reçu par Arjuna de la part de Krishna. Il s’agit ainsi de se libérer de la loi du karma (rétribution des actions) au travers des activités quotidiennes. Des exemples contemporains d’une telle disciplines sont illustrés par le Mahatma Gandhi ou Mère Teresa.
La voie de la connaissance (Jnana Yoga) est la plus marquée par les origines védiques du Yoga mais encore une fois tend à l’universalisme. Le disciple recherche la sagesse via l’étude philosophique, la discrimination mentale et la méditation contemplative. Le mental considéré ici est le mental intérieur, observateur des pensées, investiguant et remontant à la source même du Soi, jusqu’au So Ham (« Je suis cela ») et l’identification avec la réalité universelle. Un exemple contemporain pourrait être Jiddu Krishnamurti dans la dernière partie de sa vie et son « art de voir ».
Le Bhakti Yoga quant à lui se concentre sur l’aspect dévotionnel. Il s’agit de la voie du cœur, de l’émotion, du lâcher prise et de l’abandon au divin. Dans sa version extérieure, il peut prendre l’aspect de rituels, chants, danses et incantations (récitations de mantras) et tendre vers l’état de prière permanent. Le disciple adopte et accueille dans son cœur et dans sa vie une divinité, une qualité ou un attribut divin, voire pratique une dévotion sans forme. Cette voie peut sembler pieuse et religieuse mais il s’agit avant tout d’une pratique personnelle à pratiquer en dehors de toute dérive sectaire. L’association internationale pour la conscience de Krishna, communément nommée hare krishna selon le mantra récité par ses adeptes, illustre la difficulté et parfois l’ambiguïté d’une pratique dévotionnelle de groupe dans le monde occidental.
Pour certains la voie royale (Raja Yoga), est focalisée sur la méditation et est même parfois opposée aux Yogas dits pratiques et au Hatha Yoga. Pour d’autres cette discipline englobe et étend les trois premières de manière à constituer un Yoga intégral similaire finalement aux huit étapes de Patanjali (Asthanga Yoga)… Au final, il apparaît qu’au delà des classifications et des typologies, le yoga possède de multiples dimensions et regroupe de multiples pratiques qui lui confèrent un aspect holistique.
Kriya Yoga (Yogananda)
Yogananda (1893-1952) est un autre exemple de disciple envoyé en occident par son maître – Sri Yukteswar (1855-1936). Yogananda et ses maîtres se réclament d’une lignée les liant au sage Mahavatar Babaji et à la réintroduction d’une technique énergétique de Yoga basée sur la pratique du pranayama, de mantra et de mudra. Yogananda a fortement contribué à la vulgarisation du Yoga en tant que pratique spirituelle, notamment aux États-Unis à partir de 1920.
L’utilisation du terme kriya peut porter à confusion, car il est également utilisé dans d’autres contextes liés au Yoga :
- certains commentateurs des Yoga Sutra de Patanjali utilisent le terme de Kriya pour désigner les technique préparatoires à l’Ashtanga Yoga proprement dites ;
- certains textes classiques utilisent également le terme de de Kriya Yoga pour désigner – par opposition au Raja Yoga – le Yoga de la technique, regroupant notamment le Mantra Yoga, le Tantra et le Hatha Yoga ;
- dans le Hatha Yoga, les kriya désignent des techniques de nettoyage et de purification à réaliser avant la pratique des asana et du pranayama.
Yoga Supramental (Shri Aurobindo)
Shri Aurobindo (1872-1950), auteur de nombreux livres sur le yoga et la philosophie indienne et qui a fait ses étude à Cambridge, a développé une philosophie de Raja Yoga dite intégrale ou supramentale. Sa maîtrise des langues, sa connaissance des philosophes occidentaux et ses commentaires et traductions de textes tels que Baghavad Gita, Veda ou les Upanishad en on fait un maître connu et même suivi en occident.
L’objectif du son Yoga est d’intégrer et transcender les aspects physique, mental et spirituel de l’être humain pour en continuer l’évolution de conscience vers le Supramental, état supérieur de connexion entre les mondes matériel et divin. Pour Shri Aurobindo, cette évolution s’inscrit dans la continuité du travail traditionnel d’ascension vers le soi, complété par la descente d’une conscience divinisée dans le plan matériel. Il s’agit donc d’une évolution de conscience de l’humanité accueillie et réalisée au sein même de la matière, d’un changement d’état.
Diffusion du Hatha Yoga par des maîtres indiens
Swami Sivananda et ses disciples
Swami Sivananda (1887-1963), après avoir exercé le métier de médecin, est initié en 1924 dans la tradition de l’Advaita Vedanta, au sein de l’ordre monastique Saraswati (un des des dix ordres monastiques organisés par Adi Shankara). Dans les années qui ont suivi, il a voyagé sans relâche dans toute l’Inde, enseignant la pratique du Yoga, inspirant à mener une vie axée sur la spiritualité et le service. Il a fondé la Divine Life Society à Rishikesh en 1936, la Sivananda Ayurvedic Pharmacy en 1945, la Yoga Vedanta Forest Academy en 1948 et le Sivananda Eye Hospital en 1957. Au cours de sa vie, il a guidé des milliers de personnes du monde entier et a écrit plus de 200 ouvrages traitant du Yoga et de la démarche spirituelle associée.
En 1957, il donne l’instruction suivante à son proche disciple Swami Vishnudevananda (1927-1993) pour enseigner et répandre le Yoga et le Vedanta : « Pars en Occident, les gens sont prêts ». Ce dernier participera au mouvement général d’essor du Yoga en occident en enseignant le Haṭha et le Raja Yoga, et en fondant de nombreux centres internationaux Yoga Vedanta. Sa synthèse du Yoga tient en cinq principes de base :
- exercices appropriés (asana);
- respiration correcte (pranayama);
- relaxation appropriée (savasana) ;
- alimentation saine (végétarienne)
- pensée positive et méditation (vedanta et dhyana).
Swami Satyananda (1923-2009), déjà initié au Tantra à 19 ans, devient disciple de Swami Sivananda Saraswati en 1943 auprès duquel il vit pendant 12 ans. Ayant reçu de son maître la mission de « diffuser le Yoga de porte en porte et de continent en continent » , il fonde en 1963 l’International Yoga Fellowship Movement et en 1964 la Bihar School of Yoga à Munger. Il voyage ensuite dans le monde entier et écrit plus de 80 ouvrages sur le Yoga et la vie spirituelle. Son objectif est d’actualiser les techniques du Yoga et du Tantra pour les adapter au monde moderne. En 1987, il créé Sivananda Math, une organisation charitable pour le développement rural ainsi qu’une organisation pour la recherche scientifique sur le Yoga et la méditation appelée Yoga Research Foundation. Puis en 1988, il se retire de la vie publique.
Swami Niranjanananda (1960-), rejoint la Bihar School of Yoga à l’âge de 4 ans et est initié dans l’ordre Saraswati à 10 ans par Swami Satyananda . Il voyage ensuite sur tous les continents pour répandre et développer l’enseignement du Yoga. Il est ensuite rappelé en Inde pour diriger et guider la Bihar School of Yoga, Sivananda Math et la Yoga Research Foundation. En 1994, il fonde la Bihar Yoga Bharati, première université de Yoga au monde. Conformément au vœu de son maître avant sa mort, il se dégage des responsabilités administratives et de la vie publique en 2009 pour s’adonner complètement à ses propres pratiques spirituelles. Swami Niranjanananda Saraswati est l’auteur de nombreux ouvrages et organise des programmes de Yoga en Inde et à l’international.
Krishnamacharya et ses disciples
Krishnamacharya (1888-1989) est considéré par certains comme le père du Yoga moderne ou du moins comme un acteur majeur de la résurgence du Hatha Yoga au XXe siècle. Grand érudit universitaire, enseignant reconnu de Yoga et thérapeute Ayurvédique, il affirme que le Yoga est à la fois pratique spirituelle et thérapeutique.
Sa pratique de Yoga se veut dynamique et fluide. En se basant notamment sur le pranayama, elle propose des enchaînements de postures. La synchronisation de postures, souffle et mouvements est appelée vinyasa et le séquencement du tout krama.
Il est important de noter que bien que la pratique prônée soit dynamique, elle est pleinement positionnée au sein du Yoga traditionnel par Krishnamacharya qui en est un grand lettré et connaisseur. La pratique n’est donc pas uniquement centrée sur le corps physique mais s’étend aux autres aspects du Yoga holistique. Ainsi, l’aspect thérapeutique exercé par Krishnamacharya se base sur le fait que chaque pratiquant est unique et donc que sa pratique se doit de l’être également. Cette pratique individualisée mêle donc Ayurveda et techniques de Hatha Yoga telles qu’asana, pranayama ou dhyana.
Le maître qui n’a jamais quitté son Inde natale, a formé de très nombreux disciples qui ont rayonnés très largement en Inde comme en Occident. Les plus connus sont les suivants :
- Iyengar (1918-2014) : beau frère de Krishnamacharya, il est à l’origine d’une méthode reposant sur la précision, l’alignement dans les postures et l’implication rigoureuse de l’esprit ; il est également auteur de nombreux ouvrages et conférences sur le Yoga qu’il définit comme étant à la fois un art, une science et une philosophie ;
- Pattabhi Jois (1915–2009) : proche disciple de Krishnamacharya depuis l’age de 12 ans, il précise la pratique dynamique et holistique de son maître sous le nom d’Ashtanga Vinyasa Yoga et participe à l’essor du Yoga à l’étranger, notamment aux États-Unis ;
- Indra Devi (1899–2002), ou Eugenie Peterson de son nom de naissance : célèbre enseignante de Yoga d’origine russe qui fut la première disciple étrangère du maître, elle a participé à l’essor du Yoga aux États-Unis (notamment dans le monde artistique d’Hollywood) puis en Amérique du Sud ;
- Desikashar (1938-2016) : fils de Krishnamacharya qui, via ce qui est désormais nommé Viniyoga, se concentre sur l’aspect personnalisé et thérapeutique du Yoga qu’il résumé en « Ce n’est pas la personne qui doit s’adapter au Yoga mais le Yoga qui doit être ajusté à chaque personne » ;
- Ramaswami (1939-) : disciple de plus de 30 ans de Krishnamacharya (jusqu’à la mort de ce dernier à 101 ans), qui continue à transmettre le Vinyasa Krama Yoga complet de son maître dont il dit « Il avait un aspect extérieur dur mais – comme la noix de coco tendre de l’Inde du Sud, il n’était que douceur et nourriture à l’intérieur ».
Yogi Bhajan
Harbhajan Singh Khalsa (1929-2004), plus communément connu sous le nom de Yogi Bhajan, a constitué et promu dans les années 70 aux États-Unis sa propre vision sous le terme de Kundalini Yoga. Ce phénomène, qui a connu et connaît toujours une envergure internationale, est une bonne illustration de la capacité d’adaptation et de syncrétisme des pensées et pratiques du Yoga.
En effet, le Kundalini Yoga combine à la fois :
- les pratiques tantriques avec des mantra issus du Sikhisme ;
- une adaptation de concepts traditionnels indiens aux vagues contre-culturelles hippie (années 60) et ésotérique new age (années 70) en vogue en Occident à ce moment là.
Cette pratique s’inspire en partie mais reste à différencier de celles plus traditionnelles du Laya Yoga présenté plus dans un article précédent.
Shri Mahesh
Shri Mahesh (1924-2007) a été le premier Indien à introduire et vulgariser le Hatha Yoga en France, dès les années 50. Orphelin, il est placé dès l’âge de cinq ans dans un ashram où il reçoit un enseignement traditionnel du Yoga. Premier athlète à représenter l’Inde (tout juste indépendante) aux jeux olympiques universitaires de Paris, il séjourne en France à partir de 1947. Il y fait découvrir le Hatha Yoga au travers de démonstrations et de rencontres. Il finit par s’installer définitivement en France après une promesse faite au Swami Siddheswarananda du centre védantique Ramakrishna, celle de diffuser la culture indienne encore méconnue en France. Il crée à cet effet le Centre de Relations Culturelles Franco-Indien (CRCFI) en 1959. Il structure ensuite la Fédération Française de Hatha Yoga (FFHY) à partir de 1969 où il forme un très grand nombre d’enseignant de Yoga. Il rédige également plusieurs livres sur le Yoga et de nombreux articles dans la revue Yoga et Vie publiée par le CRCFI.
L’enseignement de Shri Mahesh est conforme à celui qu’il a reçu en Inde. Il transmet une pratique holistique du Yoga sans le détacher de ses aspects traditionnels et spirituels, le tout avec une humilité et une dévotion exemplaires (il n’a jamais cherché à devenir gourou ou médiatisé).
Autres vecteurs de transmission
De nombreux autres maîtres et disciples de Hatha Yoga ont contribué à la diffusion du Hatha Yoga en Occident et ils ne sont pas forcément tous originaires de l’Inde. Ainsi ceux présentés ci-dessus ne sont pas les seuls à avoir fait connaître et transmis le Yoga. A titre indicatif et encore une fois non exhaustif, on peut également citer :
- aux États-Unis : Amrit Desai, Swami Muktananda mais également Cajzoran Ali ou encore David Life et Sharon Gannon…
- en Europe : Selvarajan Yesudian, Swami Maheswarananda mais également André Van Lysebeth, Jean Klein, Nil Hahoutoff et Roger Clerc…
Conclusion
Mondialisation du Yoga
Aujourd’hui, au XXIe siècle, le terme Yoga est entré dans le langage courant et a pris une dimension planétaire. Une preuve en est la résolution de l’ONU faisant du 21 juin la journée internationale du Yoga.
Une autre preuve en est l’activité marketing et commerciale qui existe aujourd’hui autour du Yoga :
- de nouveaux « types » de Yoga ont vu et voient régulièrement le jour, parfois assez éloignés de l’aspect traditionnel et holistique originel : Power Yoga, Bikram Yoga et Hot Yoga, Paddle Yoga, Acro-Yoga et même Nude Yoga…
- d’autres sont issus d’hybridation du Yoga avec d’autres techniques traditionnelles : Kung Fu, Yoga Égyptien, Yin Yoga, Yoga Chamanique…
- une véritable économie consumériste s’est installée : accessoires vendus dans les magasins sportifs, rayons spécialisés et bien fournis en librairies, floraison de Yoga Studios, magazines, blogs et festivals…
Les différentes pratiques, écoles et commerces qui se revendiquent du Yoga observent, subissent ou surfent aujourd’hui un véritable phénomène de mode et de masse.
Au contact de l’occident et du reste du monde, le Yoga s’est démocratisé et vulgarisé. Il a en quelques siècles élargi son spectre de l’extrême de pratiques traditionnelles transmises dans le secret de maître à disciple à celui de produit de grande consommation parfois complètement désacralisé.
Il n’y a pas de jugement à porter à cet état de fait, le Yoga a toujours été vivant et dynamique et certains phénomènes actuels en sont la concrétisation. Cependant à ce stade réside une difficulté : comment s’y retrouver dans ce kaléidoscope qui peut parfois donner le vertige ?
Comment choisir son Yoga ?
Le Yoga forme un vaste ensemble, que l’on pourrait comparer à un immense paquebot : chaque cabine, réservée à un passager différent, est une entité distincte, mais toutes les cabines appartiennent au même navire. De même, il y a de multiples voies dans le yoga.
Yoga et Symbolisme – Shri Mahesh
Les sujets et les exemples abordés de cette série d’articles illustrent bien à quel point cette métaphore est juste et toujours d’actualité.
Une fois cette diversité du Yoga comprise ou du moins aperçue, il convient pour s’y sentir à l’aise d’adopter la méthode fondamentale de cette tradition : l’expérimentation pratique. Car si le Yoga possède de toute évidence des dimensions historiques, culturelles, philosophiques et même aujourd’hui sociales et économiques, il relève avant tout et au final d’une pratique personnelle.
Et comme pour toute pratique personnelle un bon moyen de procéder est de clarifier quel en est l’objectif visé. En fonction de la ou des réponses à cette question, certaines des voies évoquées plus haut se révèlent plus adaptées, au moins au moment et à l’endroit où elle est posée. Car au fil du temps le Yoga s’avère être un voyage sans fin, rempli d’étapes et de découvertes. Un véritable voyage vers soi.
Ceci conclut notre série d’articles sur les éléments historiques du Yoga. (Re)lisez les articles précédents :