Voici le deuxième article de notre série consacrée au vinyasa. Le premier article s’est concentré sur les différentes pratiques et types de Yoga dit moderne se réclamant du style Vinyasa Yoga, puis sur l’Ashtanga Vinyasa Yoga de Pattabhi Jois. Continuons donc de remonter le fil de cette méthode d’enchainement fluide des postures, significative du vinyasa.
Revenons sur Pattabhi Jois pour déterminer d’où proviennent ses fameuses séries d’Ashtanga Vinyasa Yoga. Né dans une famille brahmane du sud de l’Inde, il assiste à l’âge de 12 ans à une démonstration de Yoga qu’il étudiera pendant de nombreuses années auprès de son maître, de 1927 à 1929 puis de 1932 à 1953 ayant accompagné ce dernier à Mysore. Ce maitre yogi s’appelait Tirumalai Krishnamacharya.
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Un maître accompli associant érudition et pratique
Il se trouve que cet homme a eu un impact important sur l’histoire contemporaine du Yoga, à un tel point que certains le nomme « père du yoga moderne ». Spécialiste du yoga, des Védas, de l’ayurveda et plus généralement des six systèmes philosophiques indiens (ou darshan), de logique et même de musique, Krishnamacharya est un véritable érudit, bardé de diplômes et parlant de nombreuses langues dont l’anglais. Également fidèle aux traditions de transmission de maître à disciple et de récitation de mémoire des textes védiques, il enseigne le yoga à de nombreux élèves.
Parmi ceux-ci se trouvent Pattabhi Jois déjà évoqué ici mais également B.K.S Iyengar qui a beaucoup participé à la diffusion du yoga en Occident (se reporter à un précédent article sur ce sujet).
Le maître, qui s’éteint centenaire en 1989 sans jamais avoir quitté l’Inde et l’Himalaya, a eu une longue vie qu’il serait difficile de relater ici en détails, d’autant plus que certains aspects en sont relatés de manières différentes par ses élèves et biographes, donnant même parfois lieu à des polémiques.
Une de ces polémiques concerne son premier contact avec l’univers du yoga (outre l’enseignement reçu par son père dès son plus jeune âge). En effet, à l’âge de 16 ans alors qu’il était en pèlerinage dans le sud de l’Inde, le jeune Krishnamacharya relate avoir eu la révélation mystique d’un texte ancien perdu, le Yoga Rahasya (« Les secrets du yoga« ), par son auteur Nathamuni lui-même. Nathamani fut un yogi, reconnu comme saint par les vishnouistes de l’Inde du sud, qui vécu au IXe siècle de notre ère. Il est en outre un ancêtre direct de Krishnamacharya qui aurait lui-même aussi reçu le texte en des circonstances similaires, révélé par son ancêtre Nammalvar. Le fils de Krishnamacharya , T.K.V Desikashar, initié au texte en 1963, le traduit et le publie en anglais en 2000, soit plus de dix ans après la mort de son père.
Le texte traite notamment de l’importance de la respiration dans les postures, de la nécessité d’une pratique progressive pour adapter le yoga aux différents âges et tempéraments des élèves, de l’importance du yoga pour les femmes, ainsi que de son rôle thérapeutique.
Période Mysore
Après plusieurs années d’études, Krishnamacharya part en quête d’un guru dans l’Himalaya. Plusieurs mois plus tard il devient disciple de Ramamohana Brahmachari et étudie plusieurs années avec lui les Yoga Sutras de Patanjali, les asana, le pranayama et les aspects thérapeutiques du yoga.
Il y aurait également appris par cœur le contenu du Yoga Korunta un traité supposé dater de plusieurs millénaires. Cet ouvrage, aujourd’hui disparu, est du coup à l’origine d’une autre polémique. En effet, certains avancent que Krishnamacharya, cherchant à assoir la légitimité de ses enseignements, aurait inventé les références traditionnelles que sont le Yoga Rahasya et le Yoga Korunta. Le mystère s’épaissit encore un peu plus lorsque Pattabhi Jois relate avoir accompagné son maître lors de la redécouverte d’un exemplaire unique du Yoga Korunta à la bibliothèque de Calcutta. C’est à cette occasion que Krishnamacharya lui en aurait transcrit et appris le contenu, dont des pratiques que Jois reprendra plus tard sous le nom d’Ashtanga Vinyasa Yoga. Le problème principal étant que cette unique exemplaire, transcrit sur des feuilles de bananier et de palmier, aurait été détruit par des fourmis peu de temps après.
Plus récemment, en 2015, la thèse a été avancée que l’ouvrage pourrait correspondre au Kapala Kuarantaka Yogabhysasa Paddahti, datant du XIVe siècle au moins. Y serait explicitement décrite la technique de sauter en passant les jambes entre les deux mains, très caractéristique du vinyasa.
Toujours est-il qu’après ses années himalayennes et l’obtention de diplômes supplémentaires, Krishnamacharya attire l’attention du Maharaja de Mysore puis le soigne en 1925 d’une maladie grave en combinant techniques de yoga et d’ayurveda. Il devient alors, à 37 ans, professeur personnel de philosophie et de yoga du monarque qui subventionne également une école de yoga située à Mysore.
Krishnamacharya y enseigne pendant 25 ans, jusqu’au dernier successeur du Maharaja et l’indépendance de l’Inde. Fidèle aux principes de Nathamuni et de son maître Ramamohana Brahmachari, il transmet des pratiques adaptées aux individus et à leurs situations, en fonction de l’âge, du sexe, de l’état de santé ou pour les femmes enceintes.
L’enseignement pratique destiné aux jeunes garçons est très dynamique et organisé en enchaînements fluides entre les postures… Cette pratique est notamment utilisée par les élèves pour réaliser des démonstrations au Maharaja sous forme de compilation des postures apprises.
Période Madras (Chennai)
Après la mort du Maharaja mécène et les changements politiques liés à l’indépendance de l’Inde qui voit la fin du gouvernement des Maharaja de Mysore, Krishnamacharya a de plus en plus de difficultés à maintenir son école. Elle est définitivement fermée sur ordre du nouveau gouvernement en 1950, il a alors 62 ans.
Deux ans plus tard il est invité à s’installer à Madras pour soigner une personnalité souffrant des séquelles d’un AVC. Il y restera jusqu’à la fin de sa vie, pratiquant et enseignant un yoga plus thérapeutique centré sur les spécificités de chaque individu.
Les trois principaux disciples de cette période qui l’ont suivi jusqu’à sa mort et qui sont connus en occident sont les suivants : son fils T. K. V. Desikachar mort en 2016, Srivasta Ramaswami à partir de 1955 (son plus ancien élève sur 33 ans) et A.G Mohan à partir d 1971.
Malgré le flou sur l’origine de certains de ses enseignements, Krishnamacharya apparait comme un personnage désintéressé des honneurs et de la reconnaissance extérieure. Il a dédié sa vie à s’assurer que la science et l’art traditionnels du yoga ne se perdent dans la rencontre historique et syncrétique de l’Orient et de l’Occident. Il a ainsi longuement sillonné l’Inde dans les années 30 pour enseigner les textes traditionnels et le yoga ainsi qu’en faire la promotion via de nombreuses démonstrations pratiques.
Vinyasa Krama
Lorsque l’on se plonge dans les œuvres de Krishnamacharya et de ses disciples les plus fidèles, le mot vinyasa y est employé de manière légèrement différente de Pattabhi Jois et est souvent associé au terme de krama.
En effet, par vinyasa Krishnamacharya entend une étape dans une séquence dynamique autour d’une posture. Le terme générique krama signifie quant à lui « processus, procédé ou manière d’arranger ». Ainsi un vinyasa krama est une séquence d’étapes intermédiaires pour entrer et sortir d’une posture donnée.
Par exemple, dans son livre Yoga Makaranda (« Le miel du yoga« , publié en 1934), Krishnamacharya précise que la posture Pascimatanasana (la pince) possède de nombreuses manières d’être pratiquée (krama) et en décrit la première, composées de 16 étapes (vinyasa).
Srivasta Ramaswami précise que le vinyasa krama yoga, au sens de manière de pratiquer le yoga, est l’art d’associer entre elles plusieurs séquences de vinyasa. C’est justement cet art de choisir et de composer les vinyasa qui permet d’adapter la pratique aux conditions individuelles des élèves.
Il apparait donc que la définition de vinyasa qu’utilise Pattabhi Jois (série de mouvements réalisés entre les postures) est bien héritée de celle de son maître, sous la forme d’un raccourci de vinyasa krama à vinyasa tout court. Du coup la notion d’approche graduelle de la posture est perdue dans cette simplification. Sur ce point il est important de noter que Pattabhi Jois a lui-même bénéficié d’un enseignement individualisé et adapté à sa condition, son âge et son tempérament. Tout comme BKS Iyengar, qui prendra par exemple une orientation différente dans sa pratique du yoga basée sur la précision et l’alignement.
Toujours est-il que les séries de l’Ashantaga Vinyasa Yoga de Pattabhi Jois se révèlent effectivement être quasiment identiques à certaines que Krishnamacharya enseignait dans les années 1940 à Mysore.
Il est important de noter que Krishnamacharya utile également le terme de krama pour désigner différentes manières de pratiquer le yoga, comme par exemple :
- Vṛddhi krama : adapté aux jeunes en bonne santé et en pleine croissance physique et mentale avec de nombreux asana et vinyasa et même parfois appelé vinyasa krama par Desikashar ;
- Sthiti krama : adapté aux adultes en bonne santé avec les asana importants et moins de vinyasa mais complétés par des pratiques de pranayama, bandha, méditation et mantra…
- Laya krama : adapté aux personnes plus âgées dans le but de maintenir la santé, la mobilité, soulager le stress et favoriser le rajeunissement via des asana, du pranayama et une part plus importante réservée à la méditation et à la philosophie du yoga ;
- Cikitsa krama : pratiques adaptées et personnalisées, pouvant impliquer l’utilisation d’accessoires, pour favoriser le processus de guérison.
Ces krama restent juste des indications sur des manières d’adapter l’enseignement aux élèves et peuvent ainsi se combiner en fonction des situations. L’adaptation de l’enseignement à l’élève et non l’inverse. Ceci s’avère être un point fondamental pour Krishnamacharya, mis en avant tout au long de sa vie, à Mysore comme à Madras.
Vinyasa Krama Yoga ou Viniyoga ?
Krishnamacharya n’a jamais donné de nom spécifique à sa manière d’aborder et d’enseigner le yoga. Au contrainte il a toujours milité pour que le yoga ne soit pas détaché de sa tradition et des Védas.
Avec l’essor du yoga en Inde et en Occident, la multiplication des styles et le marketing des écoles de yoga, certains de ses disciples ont éprouvé le besoin de nommer le style de leur maître pour se démarquer.
Ainsi, Ramaswami utilise le terme de Vinyasa Krama Yoga. Il a publié plusieurs ouvrages sur ce sujet, dont Yoga for the Three Stages of Life (Yoga pour les trois étapes de la vie) en 2000 et The Complete Book of Vinyasa Yoga (Le livre complet du Vinyasa Yoga) en 2005.
Le premier livre présente les enseignements de Krishnamacharya et décrit l’adaptation de la pratique au besoin de l’élève, notamment en fonction des âges de la vie (ce qui correspond aux trois premiers krama de la liste précédente). Le deuxième ouvrage décrit plus de 900 asana et vinyasa accompagnés d’instructions et de photos.
Ramaswami a également enregistré plusieurs vidéos dont certaines sont accessibles sur sa chaîne Youtube. En voici un exemple, basé sur les photos de son livre.
A partir de 1983, Desikashar commence à utiliser le terme de viniyoga du yoga (rapidement réduit à viniyoga) pour désigner l’approche du yoga enseignée par son père. En effet, le mot sanskrit viniyoga signifie « utilisation ou application ». Desikashar nomme ainsi une certaine manière d’appliquer ou d’utiliser les outils proposés par le yoga. Mais très vite, plutôt que de désigner un tel processus, le mot viniyoga est utilisé pour définir un style de yoga, avec le réflexe bien occidental de déposer le nom pour en faire une marque… Ceci peine énormément Desikashar, qui en 2003 finit par demander à ses élèves de ne plus utiliser ce mot qui crée selon lui de la confusion, risquant de remplacer le mot yoga lui-même. Il va même plus loin en demandant également de ne pas utiliser son nom ou celui de Krishnamacharya pour désigner quelle que méthode de yoga que ce soit ! En effet, lui comme son père n’ont jamais prétendu avoir inventé quoique ce soit et se réclament d’enseignements et de pratiques multi millénaires.
Cet épisode n’est pas sans rappeler ce qui est plus au moins arrivé au mot vinyasa ! Un peu comme si la tentative échouée de créer une marque viniyoga ou un style Krichnamacharya Yoga avait finalement réussi avec le mot vinyasa. Ce qui, comme relaté dans le premier article de cette série, a fait mouche aux États-Unis puis dans le monde entier. Précisément ce que Krishnamacharya ne voulait pas…
Cela explique au moins en partie pourquoi ce style est considéré comme moderne : il s’est d’un certain point de vue coupé de son origine, qui se réclame pourtant d’ascendance traditionnelle. Et pour Krishnamacharya, cette manière (vinyasa krama) ou application (viniyoga) du yoga est ancienne et doit être respectée pour en tirer tous les bénéfices :
The vinyasas handed down from ancient times should be followed. But nowadays, in many places, these great practitioners of yogabhyasa ignore vinyasa krama and just move and bend and shake their arms and legs and claim that they are practising asana abhyasa.
Krishnamacharya – Yoga Makaranda
A ce stade de notre voyage autour du vinyasa et en conclusion de ce deuxième article, il nous semble désormais clair que le vinyasa, à travers Krishnamacharya, a des origines antérieures à l’ère contemporaine. Le prochain et dernier article de la série tentera d’en remonter encore un peu plus la piste…