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Anatomie holistique
Avant de nous concentrer sur le Raja et le Hatha Yoga, rappelons d’abord un aspect qu’ils partagent (en plus d’avoir le même objectif final de libération de la conscience individuelle) : ils utilisent la même vision holistique du corps humain, héritée de l’ère védique et exposée par exemple dans le texte Taittiriya Upanishad (1ère moitié du 1er millénaire avant notre ère).
Ce système décrit cinq gaines ou Kosha qui recouvrent la conscience un peu comme des couches d’oignon :
- Annamaya Kosha : gaine de nourriture ou grossière.
- Pranamaya Kosha : gaine d’énergie vitale.
- Manomaya Kosha : gaine de l’esprit sensoriel.
- Vijnanamaya Kosha : gaine de l’intellect et de la sagesse.
- Anandamaya Kosha : gaine de béatitude.
Même s’ils sont représentés comme empilés les uns sur les autres dans le schéma ci-dessus, les Kosha peuvent également être considérés comme des poupées russes.
Les Kosha sont regroupés en trois corps principaux :
- Corps physique (Sthula Sharira) : relatif à la matière et composé d’Annamaya Kosha.
- Corps subtil (Sukshma Sharira) : relatif à l’esprit et aux énergies vitales et composé de Pranamaya, Manomaya et Vijanamaya Kosha.
- Corps causal (Karana Sharira) : cause ou graine des corps précédents, composé d’Anandamaya Kosha.
Le Raja et le Hatha Yoga proposent des techniques pour les différents composants de cette anatomie, basées sur l’expérimentation individuelle.
Raja Yoga – Système Ashtanga
Raja signifie en sanskrit roi ou royal. Le Raja Yoga peut ainsi être traduit comme le meilleur des Yogas. Swami Vivekananda, qui a participé à l’introduction de l’Hindouisme et de la philosophie du Yoga dans le monde occidental, a assimilé le Raja Yoga à l’Ashtanga Yoga décrit dans le texte Yoga Sutra de Patanjali.
Ce texte classique, d’influence védique, décrit un ensemble de techniques pour atteindre l’état de Yoga appelé samadhi. L’âge exact du texten’est pas connu avec certitude, mais il se situe dans les premiers siècles de notre ère. Il est également reconnu comme étant une synthèse de traditions beaucoup plus anciennes. Patanjali organise cette connaissance pratique en huit Anga donnant le système Ashtanga (Ashta signifiant huit en Sanskrit).
Le mot Anga est souvent traduit par membre ou branche. L’Ashtanga Yoga est donc un système octuple pour décrire et organiser les pratiques yogiques. Les Anga peuvent être considérés comme des piliers ou des catégories de techniques s’adressant aux différents corps et Kosha discutés ci-dessus. Cela fait de l’Ashtanga Yoga une véritable méthode holistique et pragmatique. Il serait trop réducteur de considérer les Anga comme des étapes à suivre de manière séquentielle pour finalement atteindre Samadhi. Les différentes techniques peuvent se compléter et se mélanger tout comme les Kosha se contiennent et sont en interaction constante.
Les huit Anga du Raja Yoga sont :
- Yama (abstinences) : la non-violence, la véracité, la non-possessivité, l’écologie énergétique et le non-attachement ne doivent pas être compris comme des injonctions morales mais plutôt comme des opportunités de déconditionnement pour se connecter à la Réalité.
- Niyama (observances) : la pureté, le contentement, la persévérance, l’auto-étude et le service sont des postures spirituelles.
- Asana (postures) : afin de pratiquer les autres techniques yogiques, Patanjali recommande de maîtriser (n’importe quelle) posture qui peut être maintenue pendant une longue période tout en restant détendu, stable et confortable.
- Pranayama (contrôle du souffle) : techniques de régulation du souffle (inhalation, expiration et suspension) liées à la fois aux corps physiques et subtils, puisqu’elles engagent le Prana ou l’énergie vitale et impactent l’esprit.
- Pratyahara (retrait des sens) : techniques de focalisation de la conscience vers l’intérieur, en reposant consciemment l’esprit sensoriel (dans Manomaya Kosha) pour faire l’expérience de la liberté intérieure et rechercher la connaissance de soi.
- Dharana (concentration) : techniques pour concentrer l’esprit sur un état, un sujet ou un objet particulier. Cette unicité permet de rassembler des pensées et des désirs dispersés et de toucher l’espace derrière ou à l’intérieur du point focal. Les techniques Prathyahara et Dharana visent à traverser ou à dépasser l’esprit sensoriel et à se connecter à l’esprit intuitif et intellectuel de Vijnanamaya Kosha.
- Dhyana (contemplation) : souvent traduit par méditation, c’est l’état de connexion continue à l’espace touché dans Dharana,sans aucune interprétation de ce qui est contemplé.
- Samadhi (absorption) : état ultime d’entière et véritable connexion avec la réalité. Dans Anandamaya Kosha, les consciences individuelle et universelle ne font plus qu’une, la béatitude peut être soudaine et éphémère ou plus permanente.
L’intégralité de l’anatomie holistique est couverte par les techniques Ashtanga même si la partie physique du corps est assez limitée. Yama et Niyama définissent un mode de vie yogique composé de techniques spirituelles pour mieux vivre dans le présent et en relation avec l’ordre cosmique. Ils peuvent être appliqués à n’importe quel aspect de la vie et à n’importe lequel des trois corps.
Hatha Yoga – Système Saptanga
À partir du 7ème siècle, le Yoga classique a été complété par d’autres pratiques, décrites dans de nombreux textes associés à la mythologie populaire et au Tantra. Le Tantra a le même but que le Veda, à savoir la libération de la conscience individuelle et l’union avec la conscience universelle, identifiée à Shiva. Sa méthode diffère parce qu’elle vise la libération sans renoncer au monde mais en utilisant l’énergie féminine de manifestation, identifiée à la Shakti. Le Tantra et les techniques associées sont probablement beaucoup plus anciens que les textes mentionnés ci-dessus. Il pourrait s’agir d’une résurgence de pratiques anciennes et cachées transmises secrètement pendant la domination de la civilisation védique.
C’est dans ce contexte qu’est apparu l’ordre initiatique Natha, créé par Matsyendranath au 8ème siècle et plus tard organisé par Gorakhnath au 12ème siècle. La pratique Natha est le yoga tantrique avec un plus grand accent mis sur les corps physique et subtil que le Raja Yoga. Ce Yoga a ensuite été démocratisé sous le nom de Hatha Yoga et décrit dans plusieurs textes comme Haṭha Yoga Pradipika (15ème siècle), Gheranda Samihta ou Shiva Samhita (17ème siècle). Ces textes sont comme aide-mémoires de traditions plus anciennes. Ils se présentent souvent sous la forme de dialogues entre un yogi et un roi ou une femme, ce qui souligne que ces enseignements et techniques sont destinés à quiconque, indépendamment du sexe ou de la caste.
Le terme sanskrit Hatha peut être appréhendé de deux points de vue, tous deux tantriques par essence :
- Hatha signifie volontaire ou énergique : il se réfère aux aspects physiques et énergétiques des pratiques.
- Hatha peut être décomposé en Ha le Soleil et Tha la Lune : cela se réfère alors à l’équilibre des énergies masculines et féminines et à une anatomie du corps subtil encore plus détaillée que celle du Raja Yoga.
Le Hatha Yoga utilise des notions comme la Kundalini (Shakti dans le corps humain), les Nadi (canaux où circule l’énergie pranique) et les Chakra (centres de stockage et de distribution de l’énergie).
Le Gheranda Samhita est le texte classique le plus complet sur le Hatha Yoga. Il utilise un système à sept composantes pour organiser et décrire les techniques, nommé Saptanga (Sapta signifiant sept en Sanskrit).
Les sept membres ou Anga du Hatha Yoga sont les suivants :
- Shatkarma (nettoyage) : six catégories de pratiques de purification et de nettoyage pour les corps physiques et subtils.
- Asana (postures) : postures pour développer et maintenir les corps physique et subtil en bonne santé, en équilibre entre fermeté, flexibilité, stabilité et relaxation pour répondre à la définition d’Asana de Patanjali dans le Raja Yoga même lorsqu’on n’est pas assis.
- Mudra (sceaux) : techniques pour contrôler et canaliser les flux d’énergie et d’information dans le corps que ce soit sur les niveaux anatomique (Annamaya Kosha), physiologique et pranique (Pranamaya Kosha) ou mental (Manomaya Kosha). Les Bandha sont un sous-type des Mudra.
- Pratyahara (retrait) : techniques pour focaliser, intérioriser et retirer l’esprit sensoriel en charge du traitement des informations provenant des sens (comme le cinquième Anga du Raja Yoga).
- Pranayama (respiration et contrôle du Prana) : éveil de l’énergie pranique et de la lumière intérieure par génération de chaleur (comme le quatrième Anga du Raja Yoga).
- Dhyana (méditation) : réalisation de soi et clarification de l’esprit (comme le septième Anga du Raja Yoga).
- Samadhi (absorption) : état de non-implication et de libération (comme le huitième Anga du Raja Yoga).
Les sept Anga, comme dans le Raja Yoga, engagent les trois corps et les cinq Kosha. Le Hatha Yoga zoome plus sur Annamaya et Pranamaya Kosha en ajoutant les techniques Shatkarma et Mudra que nous présentons plus loin. Gheranda affirme que le Saptanga Yoga utilise les corps physique et pranique pour calmer l’esprit et laisser remonter des souvenirs inconscients (karma et samskara) afin d’être définitivement purgés.
Focus sur Shatkriya
En sanskrit Shat est le nombre six. Utilisé en préfixe des mots Karma ou Kriya qui signifient action, cela donne Shatkriya ou Shatkarma. Ce sont six catégories de pratiques de purification et de nettoyage :
- Dhauti : purification du système digestif.
- Basti : purification du bas-ventre.
- Neti : purification du nez.
- Nauli : purification de l’abdomen.
- Kapalabhati : purification du crâne.
- Trataka : purification des yeux et du regard.
Elles sont conçues pour purifier le corps physique et préparer le corps énergétique à d’autres techniques de Yoga. Par exemple, Nauli et Kapalabhati visent également à activer les 4ème et 6ème chakras alors que Trataka se prépare à Pratyahara.
Focus sur Mudra
Étymologiquement, le mot Mudra peut être traduit par sceau, geste ou même attitude. Le Mudra symbolise un geste, une configuration énergétique interne ainsi qu’une attitude de l’esprit et de la conscience.
L’origine de Mudra est très ancienne et remonte à l’époque védique. Par conséquent, nous trouvons son utilisation dans différents domaines de la culture indienne :
- Danse classique : gestes spécifiques véhiculant un sens, lié aux émotions et aux sentiments (Rasa) etcorrespondant à différents états d’esprit (Bhava).
- Rituels religieux : gestes ritualisés pendant le culte religieux.
- Yoga et Tantra ; gestes associés à des pratiques spirituelles de contrôle de l’énergie dans les différents corps.
Les Mudra peuvent être classés comme suit :
- Mudra de la main (Hasta Mudra) : les mains sont les zones les plus sensibles du corps humain, et leur mouvement occupe une partie importante du cerveau. Ils ont des effets sur les trois corps.
- Mudra du corps entier (Kaya Mudra) : techniques qui combinent des postures physiques avec la respiration, la concentration et la visualisation pour faire circuler le Prana dans les différents corps et chakras. Viparita Karani Mudra et Bhujangini Mudra en sont des exemples.
- Mudra de la tête (Mana Mudra) : impliquant les yeux, les oreilles, le nez, la langue ou les lèvres, ces gestes sont liés aux organes des sens et à Pratyahara pour induire des états méditatifs. Shambhavi Mudra en est un exemple.
- Mudra pelviens (Adhara Mudra) : travaillant sur le plancher pelvien et les deux premiers chakras, ils redirigent le Prana de la base vers le cerveau. Par exemple Ashvini Mudra engage l’anus et le 1er chakra.
- Mudra de liaison (Bandha Mudra) : activables dans tous les grands complexes articulaires, ces gestes de co-contraction des groupes musculaires agonistes et antagonistes, affinent les connexions entre les différentes parties du corps en impactant les flux sanguins, énergétiques et d’information. Ils peuvent être compressifs (Ha Bandha) ou expansifs (Tha Bandha). Les Bandha Mudra les plus connus sont situés le long de la colonne vertébrale : Mula Bandha (partie inférieure), Uddiyana Bandha (partie centrale) et Jalandhara Bandha (cou).
Comparaison des systèmes Ashtanga et Saptanga
Résumons les équivalences et les différences entre Raja et Hatha Yoga :
- Yama et Niyama ne sont pas explicites dans le Hatha Yoga (peut-être pour éviter toute confusion avec des commandements moraux) mais peuvent être intégrés dans les autres techniques et Anga.
- Shatkarma résulte d’un intérêt plus marqué pour les corps physiques et subtils dans le Hatha Yoga. Ils pourraient également être considérés comme une transposition de la purification mentale et de l’écologie spirituelle de Yama et Niyama.
- Les Asana évoluent des positions assises dans le Raja Yoga à d’autres types de postures dans le Hatha Yoga, en mettant l’accent sur les aspects physiques (anatomie) et énergétiques (physiologie).
- Les Mudra résultent également d’un plus grand focus du Hatha Yoga sur des techniques holistiques et subtiles.
- Pratyahara est, dans le Raja Yoga, plus influencé par l’objectif védique d’échapper à la matière et à la manifestation et donc de se retirer ou même d’éteindre les sens. Dans le Hatha Yoga, son but n’est pas de déconnecter mais de retourner les sens vers l’intérieur pour induire la conscience et l’éveil du Prana.
- Dans son Pranayama, Gheranda ajoute des mantras aux pratiques de souffle pour augmenter la concentration et contrôler l’énergie éveillée avec Pratyahara.
- Dharana et Dhyana sont combinés en un seul Anga dans le Hatha Yoga avec moins de séparation entre l’état méditatif et les techniques de concentration préparatoires, par exemple sur des figures géométriques (Yantra et Mandala) ou des sons (Mantra).
- Samadhi est l’état de méditation profonde, d’union, le but commun des deux systèmes où toutes les techniques précédentes sont transcendées
Le Hatha Yoga n’est donc pas à opposer au Raja yoga, qui d’une certaine manière le contient en essence. Par exemple, Vivekananda introduit le Hatha Yoga dans son livre Raja Yoga. Et les deux textes Hatha Yoga Pradipika et Gheranda Samhita déclarent que le Hatha Yoga est une préparation au Raja Yoga.
Il nous semble plus pertinent de combiner plutôt que d’opposer et d’exclure ces deux systèmes. Cela donne un plus grand choix de techniques qui restent compatibles et cohérentes et nous aident à concevoir une pratique personnelle (Sadhana).